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Chercher à reconstituer de vastes ensembles qui existèrent
jadis et que le temps a dissociés, meurtris ou détruits,
tel est le but commun de nombreuses disciplines. Le cas envisagé
ici est un dédale analogue à ceux que sondent les archéologues
ou les paléontologues, mais l'historique et le merveilleux de l'imaginaire
s'y entremêlent avec l'énigmatique et le symbolique.
Ce prélude pourrait être présenté à
la façon d'un conte connu, car il y a un roi, une reine et des
mauvais sorts qui enveloppent toute une société dans un
sommeil pluri-centenaire; mais il n'y a pas de belle princesse, à
moins que l'envoûtement ne l'ait aussi métamorphosée
en un objet rare, mais d'autant plus mystérieux qu'il fut victime
de sévices qui le dissocièrent en fragments multiples. Ceci
ne manquera pas d'évoquer que tel fut le sort d'Osiris, la grande
divinité de la mythologie pharaonique; la déesse Isis qui
cherche inlassablement à le reconstituer est certainement le symbole
de la mémoire qui lutte contre le temps destructeur.
Ainsi, pastichant Charles Perrault, le prince des conteurs, le prélude
pourrait être:
Il était une fois, un roi
Qui, pour honorer sa reine
Tenture de soie et de laine
Offrit pour témoigner sa foi.
Mais, cette locution "il était une fois" utilise l'imparfait
du verbe être de façon à nous projeter dans un passé
aussi lointain que mal défini. Or, ce roi et cette reine ont existé
- à des dates bien précises, en France - de même que
cet objet rare qui n'est autre, évidemment, qu'une tenture murale.
De ce fait, le passé simple paraît plus précis et
plus justifié dans le cadre d'un exposé qui cherche à
reconstruire le pasé; certes, il sacrifie grandement la note poétique,
mais, conservant l'octosyllabe l'on peut dire:
En france, il y eut un roi
Qui pour honorer sa reine
Tenture de soie et de laine
Offrit, pour témoigner sa foi.
Néanmoins, n'est-ce pas pénétrer dans un conte, que
d'essayer d'atteindre cet objet mysterieux auquel il n'est possible d'accéder
qu'après des cheminements laborieux, dans des labyrinthes à
la fois géographiques, historiques et mythologiques dont les entrées
diverses aboutissent à des impasses fréquentes, et un malin
génie a sectionné le fil conducteur?
Le hasard toutefois a fait découvrir une entrée, puis des
méandres qui aboutissent à des éléments positifs.
Cette entrée se trouve dans un château situé à
la frontière savoyarde; constuit par la famille Terrail au début
du XV sièscle, il est bien connu des Dauphinois, puisqu'il est
le lieu de naissance d'un personnage illustre de cette famille et de notre
histoire, le chevalier Bayard.
Entrons donc dans ce labyrinthe pour retracer d'une part l'itinéraire
qui conduit de château Bayard, en France, jusqu'à un grand
musée de Londroes; puis, pour tenter de résumer la somme
d'informations recueillies permettant de reconstituer des puzzles - avec
nombreuses pièces perdues - de ce que les spécialistes reconnaissent
comme une des plus grandes réalisations des ateliers de haute lisse
des Flandres au XV siècle.
Les chemins de la découverte
Un industriel britanique présentait la particularité de
consacrer ses loisirs à létude de la chevalerie, et notamment
française. Inéluctablement le chevalier Bayard devait donc
être sur son chemin. C'est ainsi qu'il entra en contact épistolier
avec le résidant de château Bayard dans les années
1973-1974. Il lui signala qu'il avait découvert au Victoria and
Albert Museum de Londres une grande tapisserie représentant des
épisodes de la guerre de Troie. Le cartel indiquait qu'elle provenait
de château Bayard. Le Victoria and Albert Museum est un immense
musée des arts décoratifs, mais il comporte aussi des sections
importantes sur l'histoire des armes au travers des civilisations.
L'étude que les conservateurs du musée avaient rédigée,
concernant cette tapisserie, fut transmise, ainsi qu'un échange
de lettres avec une spécialiste du moyen Âge, professeur
en Sorbonne.
Ce sont ces documents qui servent de base à cet exposé;
grâce à une bibliographie d'une bonne trentaine de titres
qui termine l'étude des conservateurs londoniens, il est facile
de voir l'intérêt suscité par le sujet dans divers
pays européens ainsi qu'aux Êtats-Unis. Ce sont autant d'antennes
qui méritent d'être ultérieurement explorées.
Le musée de Londres fit l'acquisition de cette tenture murale en
1887 pour £ 1.200, lorsque les héritiers d'Achille Jubinal
la mirent en vente. Or, Jubinal est un des auteurs mentionnés dans
la bibliographie qui vient d'être citèe, auteur d'un ouvrage
sur "Les Anciennes tapisseries historiées", publié
en 1838, qui peut être consulté à la bibliothèque
municipale de Grenoble. C'est un ensemble de deux volumes dont le second
reproduit le dessin (non colorié) des nombreuses tapisseries décrites
dans le premier tome. Ces dessins ont été réalisés
par Victor Sansonetti, indiqué comme étant élève
de M. Ingres. Cet ouvrage apporte des informations d'autant plus importantes,
qu'elles décrivent des oeuvres qui existaient au milieu du XIX
siècle et qui semblent actuellement perdues. Non seulement la tenture
de château Bayard y est étudiée et dessinée,
mais une autre dont l'auteur dit "qu'elle est soeur" de la précédente,
qui traite aussi d'episodes de la guerre de Troie, où l'on retrouve
les mêmes personnages, dans un même style de réalisation,
mai dans des situations différentes. Ceci suggère donc que
ces deux tentures faisaient partie d'une longue suite sur un thème
commun. Or, cette deuxième tenture avait été découverte
dans une des salles d'audience du tribunal d'Issoire. Elle avait été
tendue là après avoir été saisie au château
d'Aulhac (vraisemblablement situé dans le voisinage) comme "bien
national".
Or, cette tenture dont nous avons la description et le dessin, n'existe
plus - à en croire l'étude des conservateurs londoniens
- que sous forme fragmentaire dont certains éléments existent
encore, mais dispersés, au Metropolitan Museum de New York, un
autre à Montréal, un autre dans une collection privée
américaine, ainsi que par des dessins aquarellés préparatoires,
conservés au Louvre.
En ce qui concerne la tenture de château Bayard, citons Jubinal:
"En 1837, M. Fleury-Richard, peintre lyonnais, ayant appris mon intention
de publier une monographie des tapisseries historiées les plus
remarquables, offrit de me céder une curieuse tenture qui avait
longtemps décoré son atelier. J'acceptai avec empressement...".
Dans la correspondance qui suivit, l'artiste lyonnais raconte comment
- en 1807 - il fut informé de l'existence de tapisseries au château
Bayard.
Un bref rappel de l'historique de ce lieu à la fin du XVIII siècle
est nécessaire. La dernière héritière, Madame
Pauline de Simiane, avait épousé le comte Durey de Noinville,
officier de cavalerie. Lorsque Louis XVI fut incarcéré au
Temple, en 1792, nombre de fidèles de la royauté estimèrent
de leur devoir d'émigrer et de rejoindre l'armée constituée
à Coblence par le prince de Condé. Durey de Noinville fut
de ceux-là.
La sanction inévitable survint: le domaine fut déclaré
"bien national", divisé et vendu aux enchères
à plusieurs reprise à partir de 1795. Ce ne fut qu'à
partir de 1815 que le château subit les méfaits de la destruction.
Néanmoins, lorsque l'artiste lyonnais vint traiter avec le propriétaire,
il dit l'état lamentable du lieu, avec tapisserie traînant
sur les dalles. "J'ai recueilli - dit-il - un lambeau du lit de la
mère du chevalier, en toile lamée d'or, dont les dessins
sont fort curieux. Je possède aussi une garniture du lit des ducs
de Bourgogne dont les ornements, brodés au petit sur un gros de
Tours jaune, sont d'un travail merveilleux, soit pour le style et la variété
des dessins, soit pour la finesse de l'exécution et la perfection
avec laquelle les objets sont nuancés".
Jubinal, parlant de la tenture "guerre de Troie" de château
Bayard à Pontcharra (Isère) ajoute: "mon intention,
lorsque la tapisseie sera réparée, est d'en faire hommage
à la Bibliothèque du roi, qui pourrait la placer convenablement
dans le grand escalier de la salle de lecture". Ce homme (1810-1875)
devait bien connaître les lieux pour y avoir consulté maints
documents. C'ètait un médiéviste, auteur de plusieurs
ouvrages traitant des Mystères, des jongleurs et des auteurs de
fabliaux. Il semble bien d'ailleurs que cette tenture ait été
tendue dans ce grand escalier. Dans leur texte d'analyse, les conservateurs
du Victoria and Albert Museum disent bien "it was given to the Bibliotheque
Nationale in Paris to be hung on the great staircase, but was returned
to the heirs of the donor on the demolition of the staircase in 1869".
L'évolution, sur le plan juridique, laisse plutôt penser
qu'il s'agissait d'un dépôt et non pas d'un don. De toute
façon, en 1887, il ne semble pas que la République française
ait manifesté un droit de préemption pour conserver l'oevre
sur son territoire.
Les épisodes qui viennent d'être décrits montrent
combien le début du XIX siècle fut une période où
le "Moyen Âge" fut considéré comme sans
intérêt, voire décrié. Rares furent ceux qui
eurent l'intuition qu'il y avait là un patrimoine d'exception qu'il
fallait préserver, voire reconstituer. Le nom des deux personnes
citées est à mettre aux côtés de celui du chanoine
Joubert qui, pendant quinze ans, à peu près à la
même époque, oeuvra pour rassembler ce qui restait de l'Apocalypse
de la cathédrale d'Angers, soit quelque 500 mètres carrés
de tentures murales. Il faut dire aussi le rôle important de Mérimée,
nommé inspecteurs des Beaux Arts, qui sut protéger bien
des architectures romanes ou gothiques.
Essayer de comprendre
Le fait d'entrer dans les collections d'un grand musée fut pour
cette tenture de Pontcharra non seulement une sauvegarde, mais aussi l'aube
d'une découverte qui s'avérera être d'une importance
majeure. En effet, spécialistes des tapisseries, conservateurs
de musée, archivistes, historiens d'art vont confronter ce qu'ils
ont pu collecter au niveau international. Une noction fondamentale est
mise en évidence: les diverses tapisseries traitant le thème
de la guerra de Troie trouvées en France, en Espagne, aux États-Unis
et en Angleterre son des fragments dispersés d'une longue suite
de tentures murales, tissées à plusieurs exemplaire.
Fort heureusement, une grande partie des dessins préparatoires
a été sauvée de la destruction; ce sont essentiellement
eux qui ont permis de reconstituer la suite des scènes qui constituent
l'ensemble. Ce sont huit dessins aquarellés de dimension 57 x 31
cm. d'après lesquels les cartonniers procédaient à
l'agrandissement en grandeur réelle. Ces dessins sont conservés
au Louvre.
Cette "guerre de Troie" était composée d'un ensemble
de onze tentures; chacune d'entre elles mesurait environ 4,80 m. de haut
et environ 10 m. de long. À l'origine, un texte en français
versifié courait le long de la lisière supérieure,
donnant l'explication de la scène sous-jacente; le même texte
en latin figurait sur fond rouge le long de la lisière inférieure.
La tenture qui fait l'objet de cet exposé, découverte à
château Bayard, est la neuvième de l'ensemble; sa longueur
n'est que de 7,37 m., car elle est amputée d'environ un quart de
sa longueur, sur la doite; sa hauteur a été aussi réduite,
avec ablation du texte de la partie supérieure; elle n'est que
de 4,16 m. Elle est divisée en trois sections verticales représentant
trois scènes distinctes. L'ensemble est relativement bien conservé,
ne présentant que quelques espaces dénués de fil
de trame et quelques trous qui avaient été obturés
par application de tissu teinté posé à la partie
postérieure de la tenture.
Le tissage est relativement serré puisqu'il comporte sept fils
de chaîne au centimètre. Comme il a été dit
précédemment, ce sont des fils de soie et de laine.
Description
Le premier élément à gauche représente Penthésilée,
reine des Amazones, rendant hommage au roi Priam devant les portes d'un
palais. Les vêtements sont somptueux. Le roi est debout, vêtu
d'une toge de brocart aux riches dessins: derrière lui, deux de
ses fils dont l'un est indiquè comme étant Énée;
l'autre Antenor porte sa main droite sur son coeur. La reine Penthésilée,
entourée de ses guerrières, est en costume d'apparat, agenouillée
devant le roi. Elle porte un hennin serti de rubis et d'émeraudes;
on devine son armure sous une longue robe de brocart dont une Amazone
soulève la traîne; l'épaulière de son armure
figure un lion belliqueux. Des soldats en armes d'hast assistent à
la scène, alors que Priam d'un geste accueillant prie la reine
de se relever.
La deuxième scène est sans transition: c'est un combat dont
Penthésilée constitue le premier plan; sur son destrier
dont le front est orné d'une corne à la façon d'une
licorne, elle a jeté à terre le héros grec Diomède,
et le bras levé sur le point de lui asséner son coup d'épée.
À l'arrière-plan, au milieu des Amazones zu combat, au son
des longues trompettes, et des oriflammes à l'effige de la reine,
figurent Polydamas, Énée et Philimémès, héros
troyens.
La troisième scène se déroule devant une tente: Agamemnon
et Ajax, fils de Télamon, arment chevalier le jeune Pyrrhos, fils
d'Achille, et l'habillent de l'armure de son père qui a été
tué par Pâris. Au deuxième plan, sous la tente, les
visages joue contre joue d'un homme et d'une femme restent énigmatiques.
La femme porte une couronne avec une fleur de lys frontale.
Cette description sommaire des trois épisodes doit être complétée.
Étant donné les dimensions, les personnages représentés
sont d'une taille supérieure à la moyenne, c'est-à-dire
environ 2 m, ce qui contribue à impressioner le spectateur; de
plus, le dessin est extrêmement fouillé, soulignat l'opulence
vetimentaire aussi bien que l'individualité propre à chaque
visage. Le premier plan est décoré de fleurs des champs,
même au plus fort de la bataille. Les animaux sont très bien
réalisés, tel un chien assis au premier plan de la scène,
ou le cheval de Diomède qu'une Amazone prend par la bride: il est
représenté "contorso", c'est-à-dire tournant
sur lui même, vu de dos et tournant la tête pour regarder
son cavalier désarçonné et projeté au sol.
Parler des couleurs est délicat, car on ne peut en juger que par
des diapositives partielles. Il faut noter une sobriété
des couleurs puisque l'on en distingue quattre: une terre de Sienne, un
ocre rouge, un bleu vert et un blanc. Ces couleurs de base sont nuancées;
des tons sombres aux plus clairs. Il en résulte que, malgré
un dessin très complexe, il en resort une notion d'unité
et de sobriété majestuese.
Ajoutons que la tenture n'est actuellement pas exposée dans le
musèe, pour des raisons de préservation des couleurs; mai
cela est aussi conforme, semble-t-il, à la tradition du Moyen Âge,
òù l'on ne sortait ces tentures qu'en de grandes occasions.
Dans le prélude un roi et une reine français ont été
évoqués; leur présence est pourtant là mais
cryptique. Pour les recontrer il convient de revenir sur un détail
du premier épisode, celui de l'hommage au roi Priam. Dans le haut
de la scène, dominant les fortifications de la ville de Troie,
on remarque un médaillon circulaire. Il est constitué de
deux cercles concentriques dont la couronne est emplie de flammèches;
sa partie centrale porte en inscription un S majuscule barré entouré
d'une devise qui semble répétée deux fois "Plus
qu'autre"; ce médaillon, tissé dans la tapisserie,
vraisemblablement marque du propriètaire, est resté assez
longtemps énigmatique, jusqu'au jour où il fut retrouvé
sur des manuscrits (Bibliothèque Nationale). C'est l'emblème
de Charles VIII et Anne de Bretagne utilisé depuis leur mariage
en 1491 jusqu'à la fin de la campagne d'Italie (1495). Après
cette date, l'emblème utilisé fut une épée
dont la lame est torse à la façon d'une flamme (épé
palmée). Il est inenimement admis que la tenture de château
Bayard provient de la suite des onze tentures qui ornèrent le château
d'Amboise en 1492-1493 et figurent sur l'inventaire du mobilier du château
dressé en 1494.
Ultérieurement, la lecture méticuleuse des factures des
livres de comptes du château d'Amboise permit à Madame Souchal
de trouver un ordre de paiement destiné à Jehan Le Feuvre,
tapissier ordinaire du roi, "pour avoir osté les armoiries
de la destruction de troyes et remis et fait ung soleil". La date
de la facture laisse supposer que cette opération de substitution
fut réalisée en 1494 ou début 1495. Car cet artisan
a bel et bien détruit des armes préexistantes pour retisser
le nouvel emblème. Il n'à pas été possible,
jusqu'à présent, de préciser qui fut le commanditaire
du projet et le premier propriétaire de l'édition initiale.
Il est généralemnt admis que cette "editio princeps"
avait été rèalisée dix ou quinze ans, au plus,
avant d'entrer au château d'Amboise.
L'étude des archives apporte d'autre informations:
- en 1468, l'inventaire après décès de Dunois, bâtard
reconnu de Louis d'Orléans (frère cadet de Charles VI) signale,
outre diverses tapisseries "XIIII patrons de Troye" c'est-à-dire
quatorze dessins préparatoires;
- en 1472, la cité de Bruges offre une série des onze tentures
à Charles le Téméraire "à nostre respecté
seigeur et prince à son instante prière et désir";
- en 1488, Henri VII d'Angleterre commanda et cquit de Pasquier Grenier,
entrepreneur de tapisseries à Tournai, "XI tenture d'Arras
de l'istoyre de Troye";
- en 1490, au décès de Matthias Corvin, roi de Hongrie,
une autre série de tentures de la guerre de Troie est mentionnée,
figurant encore sur un inventaire de 1495.
Mais l'exploration est loin d'être terminée pour essayer
de comprendre ce que sont devenues ces grandes réalisations. Michel
Jallard a relevé maintes mentions à la Bibliothèque
Nationale lors d'inventaires après décès au XVIII
siècle, dans des grandes familles (Harcourt). De plus, les inventaires
successifs du mobilier de la cpuronne méritent d'être analysés
soigneusement; de même pour Naples et l'Espagne. Ainsi, quattre
éléments de cette tenture sont déposés dans
la cthédrale de Zamora (Espagne) - éléments 2, 6,
8 et 11 - dont les données historiques peuvent faire penser qu'ils
proviennent de la succession du royaume de Hongrie. Ce grand royaume atteignit
son apogée au XIV siècle, avec Louis I° le Grand, descendant
de Charles I° d'Anjou (frère du roi Saint Louis); il englobait
alors une grande partie de la Pologne, descendant jusqu'à la côte
dalmate, comprenait la Bulgarie et la Roumanie actuelles. Matthias Corvin-Hunyadi
était le successeur des "Anjou"; il avait épousé
Béatrix, fille de Ferrante, roi de Naples; celle-ci-avait épousé
en deuxième noces le successeur de Corvin, puis fut répudiée
et retourna à Naples où elle mourut en 1508. La tenture
l'aurait-elle suivie en Italie? Ultérieurement, le retour du royaume
de Naple à l'Espagne expliquerait sa présence à Zamora.
Cette localité située à la frontière du Portugal
était une ville de tisserands; ce serait pour y être restaurée
(car les spécialistes considèrent que c'est une des mieux
conservées) que son itinéraire s'est terminé loin
de son point de départ, après avoir longuement voyagé
dans le sud de l'Europe.
Les questions
Cette question évoquée au passage n'est que l'une des multiples
qui sont en attente d'une réponse certaine attestée par
des documents.
Que retenir de cet exposé succint? Il s'agit d'éléments
de tentures murales d'importance très variable, dispersés
en des lieux multiples, avec de très nombreuses pièces manquantes.
À l'origine, c'était une réalisation gigantesque
s'étalant sur plus de 100 mètres de longueur, reproduite
à plusieurs exemplaires. Les questions suggèrent des hypothèses,
donc des controverses; évoquons les principales.
Pourquoi un élément de cette tenture était-il déposé
au château Bayard?
Jubinal, dans l'ouvrage cité, pense qu'elle a appartenu au chevalier,
parce qu'elle a été découverte dans sa demeure familiale.
Cette hypothèse paraît maintenant exclue pour deux raisons:
- l'inventaire de 1595 de château Bayard, mentionné par Camille
Monnet dans "Le Château et son domaine", indique entre
autres "des tapisseries en cuir doré, rompues en plusieurs
endroits et gastées par des soldats, et d'autres en laine à
l'aiguille avec personnages". La description ne peut être plus
sommaire; on ne peut rien en coclure;
- en revanche, une deuxième raison semble plus catégorique:
dans une lettre adressée au correspondant britannique mentionné
ci-dessu, Madame Souchal - spécialiste du Moyen Âge - affirme
que la suite des onze tentures du château d'Amboise fasait partie
du mobilier de la couronne à la fin de l'année 1663, c'est-à-dire
au début du règne personnel de Louis XIV. Or, rappelons-le,
l'ensemble des trois tenture de Pontcharra constitue le neuvième
éléments qui se trouvait à Amboise. Madame Souchal
ajoute dans sa lettre: "Il faudrait voir dans les archives du département,
s'il ne se trouve pas d'inventaire du château entre la période
de Louis XIV et 1807".
Michel Jaillard, d'autre part, aurait trouvé une parenté
des Durey de Noinville avec la famille d'Orléans, dont Dunois faisait
partie, ainsi que le roi Louis XIII.
Par ailleurs, Jean Dunois eut ub fils, François, qui était
l'oncle de Charles VIII. Ce dernier aurait-il fait l'acquisition de la
tentre commanditée par Jean Dunois? Le point d'interrogation reste
donc entier.
Autre question, capitale: qui est le commanditaire initial?
Vu l'importance de l'oeuvre, c'est un grand personnage du royaume de France;
d'ailleurs, le thème choisi paraît riche en significations
cryptiques: basé sur la glorification du combat et la richesse
vestimentaire, il est certainement porteur de symboles archaïques.
Si elle a été rèalisée dans les ateliers de
Tournai - du moins pour certains exemplaires - certain estiment que le
dessin initial et le concept viennent d'artistes travaillant à
la cour de Charles VIII et de son épouse Marie d'Anjou; cela est
plausible, car une tradition tapissière largement centenaire est
établie dans la vallée de la Loire; ainsi, la plus ancienne
tapisserie française de grandes dimensions - l'Apocalypse d'Angers
- avait été commanditée par Louis I° d'Anjou
(frère cadet de Charles V et grand-père de Marie d'Anjou)
vers 1380.
Parmi les noms cités dans les inventaires, le premier en dare est
Dunois. Il fut homme de guerre; assiégé dan Orléans,
il fut délivré par Jeanne d'Arc; ultérieurement,
continuant l'oeuvre de cette dernière, il reconquit la Normandie
sur les Anglais; ce sont des notions à conserver en mémoire,
d'autant plus que sa progression dans la hiérarchie du royaume
est élogieuse: d'abord comte de Chateaudun, puis duc de Longueville,
il est à l'origine d'une lignée qui reste proche de la couronne
royale au XVII siècle.
Cette hypothèse de Dunois n'en est qu'une, mais d'autres comme
autant de vagues sur l'ocèan peuvent être évoquées...
Autre question: pouquoi un tel sujet?
Certes, il a marqué des générations grecques, puis
romaines et peut-être franques. Pourtant les scènes n'ont
pas de rapport avec l?liade. Il est admis, en revanche, que c'est une
interprétation populaire remontant aux premiers siècles
de notre ère. Au XII siècle, un moine attaché à
la cour d'Aliénor d'Aquitaine, Benoît de Sainte-Maure, la
retranscrit en 30000 vers octosyllabes, sous le nom de "Roman de
Troie". Le style en est épique, hérité de la
"Chanson de Roland" qui date de la fin du XI siècle.
Traduit en italien, le "Roman de Troie" aura des prolongements
poétiques qui atteindront leur apogée à la cour de
Ferrare de la fin de XV siècle à la fin du XVI siècle
avec l'Orlando Amoroso de Boiardo, suivi de l'Orlando furioso de l'Arioste,
enfin la Jérusalem délivrée du Tasse. Cette impulsion,
que favorisa la famille d'Este, trouvera une reviviscence à l'époque
romantique dans la Légende des siècles, de Victor Hugo,
fils d'un général d'Empire et marqué par l'épopée
napoléonienne.
Pouquoi ces oeuvres eurent-elles un tel succès? Certes, il y avait
la magie des contes poétiques, mais aussi la résurgence
de thèmes archaïques, tel celui de la glorification du héros,
à fortiori s'il est mort au combat, mais aussi celui du mythe du
phénix, oiseau fabuleux qui se consume lui-même puis renaît
de ses cendres; ce thème hérité de la mythologie
pharaonique où il symbolisait le soleil qui naït le matin
et meurt le soir, mais également la vie qui également naït
puis meurt après avoir engendré.
Or, Troie, réduite en cendres par les Achéens, ressuscite
dans la mythologie des peuples d'Europe: ce sera Énée, échappé
du massacre, qui engendrera Rome, et à l'identique Francion - autre
fils de Priam - fondateur de Sicambria et de l'empire franc au VI siècle.
Les ducs de Bourgone se disaient descendants de Priam, et la bibliothèque
de Philippe le Bon comportait dix-sept manuscrits sur la guerre de Troie.
Ainsi, il est facile de comprendre pourquoi son fils, Charles le Téméraire,
ait pu commander cette tapisserie; mais qu'est-elle devenue? Aurait-elle
fait partie du butin saisi par Louis XI après la mort violente
de son cousin en 1477? Serait-ce elle dont le blason aurait été
remplacé au château d'Amboise? Philippe de Commynes, le commensal
chroniqueur, ne parle jamais de tentures; pourtant l'on sait par ailleurs
que nombre d'entre elles firent partie du prodigieux butin des Suisses
après la débâcle bourguignonne de Morat (1476) et
Jubinal, dans l'ouvrage cité, en décrit quelques-unes.
La part du mythologique doit donc être considérée
comme importante au XV siècle - tout au moins dans la haute aristocratie
- et il faut en tenir compte si l'on veut pénétrer dans
les arcanes de sa symbolique. Il faut remarquer toutefois que cette mythologie
ne fait aucune mention des dieux de l'Olympe (dont on sait qu'ils étaient
divisés lors de cette guerre de Troie), ni d'aucun signe se rapportant
à la religion chrétienne, tels sain Michel ou autres saints,
dont l'historienne Colette Beaune a bien souligné l'importance
à cette époque.
À suivre le cursus des scènes de cette épopée
en haute lisse, le rôle de premier plan de la reine des Amazones
est remarqué. Trois épisodes en effet sont centrés
sur Penthésilée; nous la voyons faire hommege à Priam,
puis mener un combat vainqueur. Le troisième épisode est
décrit et dessiné dans l'ouvrage de Jubinal, d'après
la tenture du tribunal d'Issoire, c'est la mort, de la main de Pyrrhos
qui, ayant arraché le casque de la reine, la tient par les chevaux,
alors que l'épée meurtrière est sur le point de s'abattre.
La mythologie grecque disait aussi que Pyrrhos - fils d'Achille - avait
vengé la mort de son père en tuant Polyxène, une
des filles de Priam et d'Hécube.
Mais pouquoi insister sur le rôle de cette guerrière amazone?
Ne sarait-elle pas un symbole de ce qui fut une réalité?
Telle Athéna jaillissant tout armée après fractura
du câne de Zeus, une jeune guerrière providentielle avait
émergé d'un lointain village de la frontière lorraine:
elle était non seulement armée comme un chevalier, mais
montra rapidement qu'elle était hautement experte au maniement
des armes, des chevaux de combat et au commandement. Elle aussi fit hommage
au roi - mais un roi destitué - qu'elle fit renaître et sacrer
à Reims après avoir mené maints combats victorieux.
Puis, tout comme Penthésilée, elle fut immolée. N'oblions
pas que Dunois combattit à ses côté et continua son
oeuvre de reconstruction du royaume.
- Toutes ces questions successivement additionnées, puis confrontées
aux éléments historiques et généalogique conduisent
à une dernière question d'importance certaine. Mais les
réponses sont-elles fabulations ou réalité? C'est
l'incertitude du labyrinthe. Tous ces commanditaires connus des differentes
éditions da la tenture ont une parenté plus ou moins lointaine,
mais commune, qui est la lignée capétienne:
- soit directe: c'est le cas des rois de Hongrie en filiation avec les
ducs d'Anjou descendants du frère cadet de Saint Louis;
- soit de la branche cadette des Valois:
- les ducs de Bourgogne, issus de Philippe le Hardi frère cadet
de Charles V,
- Dunois, neveu de Charles VI
- le roi d'Angleterre, lui-même, est petit-fils d'une princesse
française au destin peu banal. Catherine de France, une fille de
Charles VI et d'Isabeau (donc soeur aînée de Charles VII)
devient reine d'Angleterre en épousant Henri V - le vainqueur d'Azincourt
- en conclusion du traité de Troyes (1420). L'année suivante,
elle est mère du futur Henri VI. Veuve en 1422, elle épouse
Owen Tudor en 1423 et sera la grand-mère d'Henri VII, le premier
roi de la prestigieuse dynastie des Tudors, qui deviendra le dernier héritier
et chef de la maison des Lancastre après la mort d'Henri VI.
Mais Henri VII a aussi une tante par alliance qui est une princesse française:
c'est Marguerite d'Anjou, fille du roi René; elle était
devenue reine d'Angleterre en épousant Henri VI en 1445. Lorsque
ce dernier devint fou, son cousin, Richard d'York, contesta la couronne.
Marguerite, telle Penthésilée, leva le glaive pour défendre
la rose rouge des Lancastre contre la blanche des York, et finalement
Henri VII fut vainqueur.
Que conclure de ces voyages imaginaires en de multiples labyrinthes?
En prélude, comme introduction à la suavité d'un
conte agréable, il était question d'un roi et d'une reine
de France; cette longue suite de tentures nous a laissé entendre
une musique étonnamment contemporaine et concrète, faite
d'un ensemble de sons et de bruits, les cuivres des trompettes guerrières,
les chocs des armures d'acier, les cris des assaillants ou les hennissements
des chevaux, les râles des mourants. De multiples autres têtes
couronnées sont apparues, étrangement liées entre
elles par des liens de famille. Le roi Priam serait-il le symbole d'une
unité familiale sans cesse menacée, voire détruite,
mais prompte à renaître? Derrière ce message, quel
est donc le langage crypté?
Le XVIII siècle est désigné comme celui des Lumières.
Avec le développement des connaissance scientifiques, il y eut
une prise de conscience différente de ce que pouvait être
l'Être humain; mais fallait-il pour autant délaisser, voire
détruire, ce que nos prédécesseurs avaient pensé,
crée et rwspecté?
En ce qui concerne cette vaste "geste" que furent les tentures
de la guerre de Troie, nul doute qu'elles virent - en ce XVIII siècle
- les cieux s'obscurcir, devenir ténèbres, dans une lente
descente aux Enfers.
Bibliographie
"Histoire universelle", Pléiade, 1956, tome I
Beaune Colette, "Naissance de la nation France", Gallimard,
1985
Commynes Philippe de, in "Chroniqueurs du Moyen Âge",
pléiade, 1952
Erlanger Philippe, "Charles VII et son mystère", Perrin
Jubinal Achille, "Les Anciennes tapisseries historiées".
Le Goff Jacques, "L'Imaginaire médiéval", Gallimard,
1985
Monnet Camille, "Le Château et son domaine", Pontcharra,
1960
Pernoud Régine, "Janne d'Arc", Seuil
Shakespeare William, "Henry the Firth", 1623, d'après
Holinshed
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